DAMIEN CONTAMIN
Impact Investing Advisor, CONINCO Explorers in finance SA
et Partner d’ESG-LAB

Progrès technique : l’arbre qui cache la forêt ?

Si le progrès technique est un élément primordial à notre développement, il ne peut se substituer au capital naturel dont la contribution au bien-être collectif est unique.

Le rapport de Rome initié par le Club du même nom en 1972 est le premier à pointer du doigt le modèle de croissance économique comme la cause majeure des déséquilibres environnementaux et sociaux actuels.
Selon un des modèles de référence [1], le progrès technique exerce, au côté des facteurs de production que sont le capital (l’investissement) et le travail (la quantité de main d’œuvre) un rôle crucial dans la génération d’une croissance continue des richesses matérielles. Il alimente conjointement une frénésie de consommation poussant certains d’entre nous à trouver dans le renouvellement systématique de produits comme l’Iphone la solution imparable à notre bien-être. Ces éléments de connaissance distillés par la théorie économique ont tellement pénétré notre quotidien et conditionné nos comportements qu’ils ont fini par se transformer en croyances dogmatiques.

Dans le contexte actuel, interpréter et appliquer au pied de la lettre une théorie économique comme celle du modèle de croissance cité ci-dessus revient à faire preuve d’une mauvaise appréhension de l’origine de ses propres connaissances. En d’autres termes, c’est oublier d’une part que cette théorie est une représentation simplificatrice de la réalité (comme toute théorie qui se respecte) et que, d’autre part, elle a été élaborée dans un contexte où les enjeux n’ont plus grand chose en commun avec les priorités actuelles, comme la prise en compte de la finitude des ressources naturelles.

Dans le cadre du modèle de croissance économique, le marché est supposé allouer de manière optimale les ressources entre agents économiques et entre générations. On voit ce qu’il en est advenu! Les ressources naturelles ne cessent de s’épuiser et les inégalités de se creuser.

Ce constat émane en grande partie de l’idée reçue, distillée en chacun d’entre nous, selon laquelle l’intelligence humaine, qui s’exprime au travers de notre faculté d’innovation, aurait réponse à tous nos problèmes. A tel point même que nous serions capables, grâce au progrès technique (dopé ici ou là par quelques mécanismes de compensations monétaires) de contrecarrer les effets dévastateurs de notre modèle de production et de consommation sur l’environnement naturel et de pallier ainsi l’incapacité avérée du marché à assumer cette fonction. Cette croyance est à la base de l’hypothèse dite «faible» de durabilité selon laquelle capital industriel et capital naturel seraient substituables. Il n’existerait pas de différence fondamentale entre le type de bien-être qu’ils génèrent. Ainsi, devrions-nous juste nous préoccuper de conserver le stock global de capital (tout type de capital confondu) de génération en génération pour assurer la pérennité de notre système économique et social sans péjorer les générations à venir.

Lorsque le rapport de Brundtland a été rédigé en 1987 et a introduit par la même occasion le concept de développement durable, ce débat a refait surface. Il est désormais aujourd’hui plus que d’actualité, eu égard aux multiples défis environnementaux qui se dressent devant nous.

La capacité d’une entreprise à innover est un critère de choix des investisseurs qui y voient un facteur potentiel de génération de cash-flows futurs. C’est un fait toujours établi. Cependant, il est désormais temps de «désacraliser» l’innovation ou du moins d’en avoir une approche plus nuancée. Et surtout, il est impératif de reconnaître au capital naturel des qualités propres en mesure d’apporter des solutions spécifiques et durables au bien-être individuel et collectif. Comme le précisent Jérôme Pelenc et Jérôme Ballet [2] , «(…) natural capital is a set of complex systems consisting of evolving biotic and abiotic elements that interact in ways that determine the ecosystem’s capacity to provide human society directly and/or indirectly with a wide array of functions and services». Ainsi dans ses choix, l’investisseur se doit de veiller à ce que la technologie et l’innovation ne viennent pas contrarier cette donnée vitale. Globalement, pour juger de la pertinence du progrès technique et de son impact positif net sur l’environnement économique, naturel et social, il est important de prendre en considération le caractère multidimensionnel et interconnecté du monde complexe dans lequel nous vivons. C’est le propos sous-jacent à l’hypothèse de durabilité qualifiée de «forte» selon laquelle certains éléments du capital naturel sont jugés «critiques» en raison de leur contribution unique au bien-être de la collectivité et des générations futures ainsi qu’à la protection de l’écosystème en général. Le progrès technique doit permettre de préserver cet équilibre subtil.

C’est désormais à cette réalité qu’il s’agit de se soumettre et il est indispensable que l’ensemble des acteurs économiques (investisseurs compris) la prenne en considération dans leur processus de décision. En veillant ainsi à ce que ce progrès contribue, parmi tant d’autres éléments, à pérenniser notre système économique tout en préservant notre écosystème naturel et social, l’investisseur évitera ainsi l’écueil d’en faire « l’arbre qui cache la forêt ».
[1] : le modèle de croissance exogène dont la paternité est partagée entre Robert Solow (A contribution to the Theory of Economic Growth, 1956) et Trevor Swan
[2] : Weak Sustainability versus Strong Sustainability, Brief for GSDR 2015

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